Les secrets de l'âge

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Il y a bien longtemps, ma petite sœur et moi passions nos vacances en Italie chez ma grand-mère. C’était une vieille femme digne et impénétrable. Elle n’étalait que très rarement ses sentiments et nous ne la connaissions que sous son apparence de grand-mère aimante, mais réservée.

Un jour où nous étions de passage dans sa villa, nous nous rendîmes, ma sœur et moi, dans la bibliothèque, un endroit calme comme les aimait notre grand-mère. Tout en haut d’une étagère hors-d’atteinte, une boîte était posée. Nous étions curieux de nature et nous voulions en percer le secret. Nous avons donc descendu la boîte après de grands efforts. Nous en étalâmes au sol le contenu : des cailloux emballés dans des papiers blanc, où étaient marqués des noms que, dans notre grande ignorance, nous prîmes pour des appellations minéralogiques savantes : La Rochelle, Verdun, Bayonne, ... Nous déballions ces trésors cachés de notre aïeule, son passé inconnu, et nous finîmes par oublier ce avec quoi nous jouions, et nous commîmes l’irréparable : nous jetâmes par la fenêtre celles qui ne nous plaisaient pas.

Un grand bruit nous sortit de notre distraction. Notre grand-mère était entrée sans un bruit, comme à son habitude, et avait laissé choir en lourd plateau d’argent où avaient été disposés des biscuits, répandant son délicieux contenu sur le sol de pierre. Elle contemplait, désemparée, les papier et les cailloux entremêlés qui jonchaient le tapis de la bibliothèque.

Un voile mêlé de tristesse et de colère passa dans les yeux de notre grand-mère. L’impénétrable vieille femme dévoilait sous notre regard terrifié des sentiments. Nous ne l’avions jamais vu ainsi. Aussitôt nous prîmes conscience que nous étions entrés dans l’interdit. Ma curiosité intarissable reprit le dessus et je demandai quels secrets ses «papillotes» de papier pouvaient bien renfermer, qu’est-ce que ces mots dénués de sens voulaient dire, lorsque la grand-mère prit la parole d’une voix blanche :

«Mes enfants, qu’avez-vous fait ?»

Ma sœur et moi échangeâmes un regard et contemplâmes le sol parsemé des restes de notre dépouillage. Nous nous trouvions dans le mythe de la vie personnelle de notre aïeule, dans son jardin secret, qu’elle avait si longtemps protégé de nos regards indiscrets. Elle se baissa et ramassa une des pierres.

«Où sont les autres ?» murmura-t-elle dans un souffle.

Nous nous mîmes à trembler. Au premier coup d’oeil, elle avait sût qu’il en manquait. Ma sœur, courageusement, annonça :

«Eh bien, ... Nous les avons jetées par la fenêtre.

- Je t’en prie, ne te fâche pas ! m’exclamai-je. Nous ne savions pas que ça nous était interdit, nous ne recommencerons plus !»

Grand-mère se tourna vers ma sœur, qui se mit à trembler de terreur.

«Mais rassures-toi, nous n’avons jeté que les moins beaux, et nous pouvons toujours les chercher dehors, et... commença-t-elle précipitamment afin de se justifier.

- Et qu’est-ce que c’est que ces papillotes ?» demandai-je pour arrêter les piètres tentatives d’excuses de ma sœur.

Je savais que nous ne faisions qu’empirer la situation, mais un sentiment de curiosité de plus en plus fort s’insinuait en moi. Notre grand-mère soupira et plongea ses yeux gris dans les miens.

«Il sont des choses qu’il vaut mieux oublier et des secrets qu’il ne faut pas dévoiler.

- Ça a un rapport avec la France, c’est ça ?»

Elle avait vécu sa jeunesse dans ce pays, mais nous ne savions rien d’autre à ce sujet. Je sus que j’étais dans le vrai, mais je me mordis instantanément la lèvre. Nous n’avions jamais vu grand-mère ainsi et je pensais qu’il serait temps plus tard, une fois l’instant de surprise passé, de poser des questions.

Le regard de la vieille femme se perdit dans le vide, arpenta des chemins sur le sol de France qui nous étaient inconnus. Elle sourit inconsciemment à la remémoration d’un bon souvenir. Elle revint des années en arrière, lors de son existence française, retrouva des gens, des paysages et des odeurs qu’elle pensait oubliés. Pour elle, nous avions commis un sacrilège, souillé les traces de son passé, qu’elle gardait comme des reliques dans le sanctuaire secret de sa mémoire.

«Vous savez, mes enfants, quand vous serez vieux comme moi, la vie ne vous paraîtra plus de la même manière. Vous garderez peut-être vous aussi des objets empreints de nostalgie, que vous ne voudrez partager avec personne, sourit notre vieille grand-mère.

- Ça veut dire que nous sommes pardonnés ? demanda ma sœur avec une lueur d’espoir dans les yeux.

- Une fois que vous aurez tout rangé et retrouvé ce que vous avez jeté, nous en reparlerons, acquiesça-t-elle.

- Mais... commençai-je, la tâche me semblant totalement insurmontable à cause du magnifique soleil qui brillait au-dehors et qui invitait à la sieste.

- Pas de «mais», c’est un ordre» répliqua la vieille femme sur un ton sans appel.

Nous passâmes par conséquent le reste de l’après-midi à rechercher toutes les pierres et à les remettre consciencieusement dans les coques de papier. Lorsque le ciel se para des couleurs de la nuit, tous les précieux souvenirs étaient soigneusement rangés dans leur armoire. Notre grand-mère les compta et se tourna vers nous, une expression indéfinissable sur le visage.

«Où est Verdun ?»

Ces trois mots sonnèrent comme le glas dans notre poitrine. Malgré nos efforts, «Verdun» ne fut jamais retrouvé. L’année suivante, à l’occasion de mon anniversaire, elle m’offrit un atlas de la France et un livre intitulé «La Bataille de Verdun», où ce nom, comme tant d’autres, prirent un sens.

 

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